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La Question Préjudicielle de Constitutionnalité : Une Révolution dans les Procédures Contentieuses – Maître François ROBBE (Le Tout Lyon 25-31/07/2009)

A l’heure de la Mondialisation et d’Internet, il existe encore des progrès de la civilisation qui n’atteignent la France que plusieurs siècles après leur invention. En 1803, la Cour Suprême des Etats-Unis a permis à tout justiciable américain de soulever, devant les tribunaux, l’inconstitutionnalité de la loi applicable à son cas d’espèce. La Cour Suprême créait ainsi l’exception d’inconstitutionnalité et permettait aux juges d’écarter l’application des lois inconstitutionnelles. Avec deux siècles de retard, la France mettra en œuvre, courant 2010, un mécanisme similaire.

Selon le nouvel article 61-1 de la Constitution, issu de la loi Constitutionnelle du 23 juillet 2008, « lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la constitution garantie, le Conseil Constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de Cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d’applications du présent article ».

Ce nouvel outil procédural qu’est l’exception d’inconstitutionnalité ne sera pas réservé à quelques avocats spécialisés en Droit Public et férus de droit constitutionnel. La question préjudicielle de constitutionnalité est susceptible d’être soulevée devant toutes les juridictions relevants de l’ordre administratif ou judiciaire, à l’exception de la Cour d’Assises. De plus, l’exception d’inconstitutionnalité pourra être soulevée tant par le demandeur que par le défendeur, de sorte qu’un avocat pourra se trouver confronté à cette question même si son client n’en est pas l’initiateur.

Ainsi, de nombreux avocats, pour lesquels le Conseil Constitutionnel était jusqu’à présent une institution lointaine, seront contraints dans un proche avenir de se pencher sur la jurisprudence de cette haute juridiction. Ils découvriront alors que certains principes juridiques qui leur sont très familiers, comme le respect des droits de la défense, la liberté d’entreprendre ou le principe de proportionnalité des délits et les peines ont des fondements constitutionnels.

Compte tenu de la richesse de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel, patiemment construite sur plusieurs décennies, les parties au procès pourront, dans un proche avenir, invoquer devant le Juge du fond, l’inconstitutionnalité d’une disposition législative du Code Civil, du Code de Commerce ou du Code Pénal, quand bien même cette disposition serait vieille de plusieurs siècles. Toutefois, le recours à l’exception d’inconstitutionnalité ne sera pas sans limite. Seuls pourront être invoqués comme moyens d’inconstitutionnalité de la loi les atteintes portés aux droits et libertés reconnus par la Constitution. En d’autres termes, la méconnaissance d’une règle de procédure lors de l’élaboration de la loi au Parlement, ne pourra servir de fondement à une question préjudicielle.

Le Juge du Fond, saisi d’une question préjudicielle de constitutionnalité, ne disposera que de pouvoirs limités : il ne pourra se prononcer lui-même sur l’exception d’inconstitutionnalité et se contentera de décider de son éventuel renvoi devant une autre instance. En effet, la République Française a choisi, en 1958, le modèle européen de justice constitutionnelle, dans lequel une juridiction centrale unique, en l’occurrence le Conseil Constitutionnel, a compétence exclusive pour se prononcer sur la constitutionnalité de la loi. Selon qu’il appartient à l’ordre judiciaire ou à l’ordre administratif, le juge du fond renverra la question de constitutionnalité devant le Conseil d’Etat ou la Cour de Cassation, qui, le cas échéant, saisiront à leur tour le Conseil Constitutionnel.

Sur le fond, on ne peut que se féliciter de cette réforme qui tend à mieux assurer le respect des droits fondamentaux par la législation française. Mais dans la pratique, la création de la question préjudicielle de constitutionnalité pourrait devenir un facteur d’allongement des procédures contentieuses. En effet, dans le projet de loi organique transmis dernièrement à l’Assemblée Nationale, rien n’est dit sur le délai dans lequel le Juge du Fond devra statuer sur l’exception d’inconstitutionnalité. Or, la logique de la question préjudicielle veut que le procès soit suspendu jusqu’à la réponse du Conseil Constitutionnel. Un retard du Juge du Fond dans le traitement de la question préjudicielle pourra donc différer d’autant la solution du litige. Or, dans son arrêt Mattera du 26 avril 2001, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a rappelé que les juridictions devaient statuer dans des délais raisonnables.

Au-delà de ces questions d’ordre chronologique, la création de l’exception l’inconstitutionnalité introduira des modifications dans le suivi des procédures contentieuses et dans les règles applicables à l’instruction. En l’état, le projet de loi organique transmis à l’Assemblée Nationale, ne dit pas si devant le Tribunal de Grande Instance, la question préjudicielle de constitutionnalité devra être examinée par la juridiction statuant au fondou par le juge de la mise en état. Sur ce point, comme sur d’autres, la loi organique à venir devra certainement être suivie d’une modification des dispositions pertinentes du Code de Procédure Civile. Elle devra également s’accompagner d’une politique de formation à l’intention des professionnels du droit, pour qui le droit constitutionnel n’est parfois qu’un lointain souvenir

Maître François ROBBE
Avocat au Barreau de Villefranche-sur-Saône
Maître de conférences en droit public
Directeur du Centre de Droit Constitutionnel
Université Lyon 3